Le calcul des redevances d’utilisation du réseau ferroviaire français fait chaque année l’objet d’intenses discussions entre SNCF Réseau et l’Arafer, le régulateur. C’est devenu un sujet d’autant plus crucial compte tenu de l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire.
Le modèle de tarification dépend des objectifs économiques ou politiques que l’on se fixe en termes de rentabilité ou d’utilisation du réseau. L’élaboration d’une politique de tarification optimisant l’usage du réseau et permettant de couvrir les coûts tout en garantissant un prix final raisonnable pour les voyageurs est complexe. Pour bien cerner les enjeux, il est nécessaire d’avoir en tête la structure des coûts du gestionnaire d’infrastructure, et de prendre en compte la relation entre les prix et la demande.
QUELS ENJEUX POUR LE MARCHÉ DU RAIL ?
La SNCF peut être considéré comme en situation de monopole sur les infrastructures ferroviaires françaises, bien que l’entreprise doive prendre en compte la concurrence intermodale comme elle l’explique elle-même.
L’entretien et la gestion du réseau ferroviaire entraînent des coûts fixes très importants (qui ne dépendent pas du nombre de trains circulant) et induisent un fort potentiel d’économies d’échelles : plus une ligne est empruntée, moins la circulation d’un train coûte cher. Le coût marginal, pour chaque train circulant supplémentaire, est considéré comme stable par SNCF Réseau, quel que soit le nombre de trains sur la ligne.
Le revenu de SNCF Réseau correspond à l’ensemble des redevances payées pour tous les trains sur la ligne. Comme il n’est pas possible de pratiquer de discrimination par les prix, baisser les prix pour faire circuler un train supplémentaire entraîne la baisse des prix pour les autres trains. Le revenu marginal pour un train supplémentaire est donc inférieur à la redevance.
Pour comprendre les enjeux de la tarification, on peut distinguer 3 catégories de lignes :
– Les lignes saturées
La demande sur certains axes particulièrement empruntés peut être telle que même en utilisant l’infrastructure au maximum de sa capacité, le prix que les transporteurs seront prêts à payer sera supérieur au coût total pour le gestionnaire de réseau.
L’optimum pour les usagers consiste donc à ce que la ligne soit utilisée au maximum, faisant circuler le plus de passagers possibles à un coût moindre et diminuant le prix du billet (graphique de droite). Néanmoins, ce n’est pas forcément l’option la plus rentable pour un monopole : vendre plus n’augmentera pas nécessairement ses profits. Pour SNCF Réseau, le prix optimal correspond à la quantité pour laquelle son revenu marginal est égal à son coût marginal (graphique de gauche). La concurrence des autres modes de transport atténue certes cet effet, mais la régulation peut permettre d’inciter le gestionnaire de réseau à vendre toutes ses capacités, ce qui est dans l’intérêt des usagers.
– Les lignes rentables
De nombreuses lignes font l’objet d’une demande permettant de couvrir les coûts. Mais certaines conditions s’imposent : si le nombre de trains circulant est trop élevé et les prix trop bas, la ligne pourrait générer des pertes.
Dans ce cas, l’optimum pour les usagers, qui doit être recherché par le régulateur, est que les prix soient égaux au coût moyen. C’est ce qui permettra de faire circuler le plus de passagers possible sans être déficitaire. Là encore, l’intérêt d’un acteur en situation de monopole, s’il souhaitait maximiser son profit, serait de faire en sorte que ses revenus marginaux soient égaux à ses coûts marginaux (graphique de gauche). Une tarification uniquement au coût marginal aurait l’inconvénient de ne pas couvrir les coûts fixes, et donc d’engendrer des pertes (graphique de droite).
– Les lignes non rentables
Le dernier type de ligne correspond à celles dont la demande n’est jamais satisfaisante pour subvenir aux coûts. Cela signifie que les usagers potentiels ne sont pas prêts à payer un prix suffisant pour couvrir tous les coûts, et que si de tels prix leur étaient proposés, ils privilégieraient un autre mode de transport. Economiquement, il n’y a donc pas d’intérêt à ce que des trains circulent. Toutefois, par volonté politique il peut être souhaité de maintenir ces lignes au nom de la cohésion des territoires.
Fixer un prix au niveau du coût marginal permettrait de faire circuler plus de passagers, mais le déficit généré serait égal au coût fixe de la ligne. Pour minimiser ce déficit, le revenu marginal doit être égal au coût marginal, ce qui signifie un prix plus élevé et plus proche du coût total.
Le déficit des lignes non rentables maintenues doit être compensé. Cela peut être financé soit par le contribuable (à travers une subvention versée par l’Etat ou une collectivité souhaitant promouvoir ces lignes), soit par les passagers des lignes rentables. En effet, il est possible de laisser SNCF réseau faire du profit sur les lignes rentables, comme nous l’avons vu plus haut, ce qui permettrait de compenser les lignes non-rentables. Le revers d’une telle décision est de faire payer aux voyageurs des grandes lignes un prix injustement plus élevé que celui qu’ils auraient normalement pu s’acquitter pour ce même service. De plus, augmenter les prix sur les lignes rentables réduirait la demande et donc la fréquentation de ces lignes. Le train serait moins compétitif et certains voyageurs se tourneraient vers d’autres modes de transport. Ceci irait à contre-sens des volontés politiques de privilégier les transports les moins polluants.
COMMENT EST FIXÉE LA TARIFICATION AUJOURD’HUI ?
L’Union Européenne fixe quatre objectifs principaux pour la tarification des infrastructures ferroviaires :
Après accord entre SNCF Réseau et l’Arafer, le modèle de calcul des redevances est détaillé chaque année en annexe du Document de Référence du Réseau de SNCF Réseau. Une fois les tarifs fixés, les transporteurs réalisent leurs demandes qui sont ensuite traitées par les équipes de SNCF Réseau pour attribuer les sillons et établir le planning de circulation.
Les redevances pour les prestations minimales ont plusieurs composantes :
- La redevance de circulation et la redevance de circulation électrique, censées refléter le coût marginal d’utilisation du réseau, également appelé “coût directement imputable”. Elles ne couvrent donc pas les coûts fixes. Elles sont calculées en fonction du nombre de kilomètres parcourus et de la masse du train. (Il est question de prendre également en compte le nombre de passagers à l’avenir.)
- La redevance de marché : un prix par kilomètre déterminé par segment géographique, afin de faire couvrir une partie des coûts fixes par les axes les plus rentables. Pour la déterminer, SNCF réseau a recours à une estimation du modèle économique d’un “transporteur normatif” jugé représentatif, à partir des données à sa disposition. Cette modélisation permet d’estimer le prix que les transporteurs seraient prêts à supporter sur chaque axe.
- Une redevance de saturation avait été testée en 2018 mais a été suspendue. Cette redevance aurait pour objet de refléter la rareté des capacités : lorsque la demande de sillons (compte tenu des redevances de circulation et de marché) est supérieure à la capacité de la ligne, la redevance de saturation interviendrait pour ré-équilibrer la demande à l’offre.
On peut constater que cette tarification est très peu modulable et dépend essentiellement des estimations réalisées en aval par le gestionnaire d’infrastructure en se basant sur son modèle de “transporteur normatif”. Elle ne donne également aucune garantie sur l’équilibre des comptes de SNCF Réseau, ni ne permet d’optimiser parfaitement l’utilisation du réseau comme préconisé par les objectifs européens. Réaliser une tarification parfaite pour l’usage d’une infrastructure n’est pas chose aisée. A minima, ce modèle tarifaire basé sur le coût marginal répond à l’exigence d’incitations reflétant fidèlement les coûts engendrés par chaque transporteur.
QUELS DÉFIS POUR OPTIMISER L’UTILISATION DU RÉSEAU ET ÉQUILIBRER LE MODÈLE ECONOMIQUE ?
SNCF Réseau est face à un défi de taille pour concevoir un processus de réservation et une tarification des sillons ferroviaire qui soit plus dynamique, et aboutissant à un résultat optimal.
Afin de viser un prix de marché, les gestionnaires d’infrastructures dans d’autres secteurs ont recours à des enchères pour vendre leurs services. Si l’on pouvait faire de même pour le réseau ferré, en déterminant le prix de réserve par rapport au coût moyen (fixe + variable), comme nous l’avons vu plus haut, nos objectifs seraient remplis.
Toutefois, le transport de passagers rencontre une réalité beaucoup plus complexe : L’horaire de chaque sillon est en effet un élément essentiel de sa valorisation. Le système devrait de plus garantir aux perdants des enchères pour un sillon attractif de pouvoir adapter leur demande pour obtenir un autre sillon similaire. Vendre et attribuer simultanément un nombre aussi important de sillons relèverait d’une grande complexité et nécessite la mise en place d’un système similaire à système boursier.
Au-delà du défi technique, l’écosystème ferroviaire serait-il seulement prêt à accepter une méthode d’attribution de ce type ? La question se pose pour les entreprises ferroviaires, et également pour l’Arafer qui regardera de près les risques de monopoles ou d’ententes, permettant à un acteur de préempter les créneaux les plus attractifs sur certaines lignes et empêchant les autres acteurs de proposer des offres innovantes sur ces mêmes créneaux.
Pour l’instant, afin de faire évoluer la tarification vers une gestion plus optimale, il est opportun d’améliorer la fixation des redevances de marché et de saturation en fonction de la demande prévisionnelle. Ceci suppose d’affiner les estimations de la demande à l’aide des données à disposition, et de bien prendre en compte les coûts fixes d’exploitation de chaque ligne pour l’établissement des redevances. Cela permettra de tendre vers un équilibre des comptes pour le gestionnaire d’infrastructure et une optimisation de l’utilisation du réseau pour transporter un maximum de passagers.